Cet article se concentre sur les études réalisées à propos de l’intérieur, et plus spécifiquement du hall à éclairage zénithal qui s’élève sur deux étages et autour duquel s’organisent les autres espaces. Les composantes géométriques et topologiques du plan du Bloemenwerf sont ici analysées en profondeur et révèlent la place centrale, quasi ombilicale, du tableau présentant le portrait de Maria Sèthe par Théo Van Rysselberghe autour duquel de déploie l’œuvre architecturale d’Henry van de Velde.

Alors que l’apport de l’architecte dans le développement de l’architecture et du design au XXe siècle est bien attesté, l’héritage matériel de la première création d’Henry van de Velde, le Bloemenwerf, était pour ainsi dire inexploré jusqu’il y a cinq ans. Les documents historiques témoignant du processus de création architecturale et de sa réalisation font défaut. Il existe des témoignages, dont ceux d’Henry van de Velde lui-même, mais la mémoire de la matière n’avait pas encore été sondée.

 

En un siècle, les recherches réalisées sur la matière proprement dite du Bloemenwerf se limitent à trois études ponctuelles : un relevé de l’immeuble en 1972, une étude des matériaux de la façade réalisée en 1985 et une stratigraphie de l’intérieur en 2013. Les récentes études menées dans la perspective d’un projet de restauration globale comprennent des sondages et des analyses des matériaux, des relevés constructifs et normalisés et des études stratigraphiques. Cet article apporte un éclairage particulier sur deux aspects du hall central qui contribuent à sa qualité : l’espace et la couleur. Henry van de Velde appelait cet espace « hall »  dans ses Mémoires et sur les plans. Nous nous en tiendrons donc à cette dénomination.

 

La famille van de Velde-Sèthe a vécu moins de cinq ans (févr.1896 - oct.1900) au Bloemenwerf. Henry van de Velde consacre proportionnellement une grande place à cette période dans ses Mémoires. Pourtant, on n’y trouve aucune description formelle complète de l’habitation. La maison y est évoquée incidemment tout comme, dans quelques notes éparses, les intentions et les circonstances de sa conception. Cela concerne la manière dont la maison est vécue. Quels sont le but et le motif du projet ? Comment y habitet on ? Les récits de scènes et d’événements ne portent pas explicitement sur le bâtiment mais donnent une idée claire de l’atmosphère et de la dynamique du lieu.

 

Comme dans un scénario de film avec des suggestions précises pour le décor, van de Velde raconte par exemple que les portes étaient tou- jours ouvertes, et que – à quelques exceptions près – ils vivaient sans meubles. Ainsi, le hall est-il évoqué dans ses Mémoires de la manière suivante : « Pour tout ameublement le grand Blüthner à queue de Maria ; aux murs le très beau portrait qu’avait fait d’elle, jeune fille, assise devant un harmonium, Théo Van Rysselberghe et un des plus beaux Seurat, “Dimanche à Port- en-Bessin” et un dessin à l’encre de Chine de Van Gogh. » ... Plus loin, on peut lire encore : « Nulle clôture ne séparait le hall de l’atelier axé dans la même direction que celui de l’entrée et du hall. » (fig. 1)

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En plan, les pièces de la maison semblent disposées de manière inhabituellement asymétrique, comme s’il manquait un axe principal. La perception in situ est tout autre : malgré la perte des couleurs d’origine, le hall est agréable, lumi- neux et spacieux. Il se déploie dans l’espace et réconcilie ses propriétés statiques et dynamiques. Il est accueillant, sans être contraignant ni dominant. Le contraste étrange entre ce plan inhabituel et l’agrément qu’il procure a également été relevé par Léon Ploegaerts et Pierre Puttemans en 19879. Parler de gaucherie ou d’un travail de débutant ne me semble toutefois pas justifié. Le plan particulier du hall semble, en effet, participer à sa qualité, comme je le montrerai plus loin. Alors que le plan présente sa configuration d’origine, l’agencement des couleurs a, quant à lui, totalement évolué. À l’origine, le hall présentait des couleurs fortes avec peu de contraste, il était paisible et gai.

 

SUR LE PLAN SPATIAL

En visitant le Bloemenwerf, on ressent d’emblée l’importance que représentent les liaisons entre les espaces de la maison pour le sentiment de confort spatial. Les photographies historiques de Charles Lefébure illustrent cela à mer- veille. Il montre les liaisons entre les pièces et les perspectives induites. Certaines photos, prises en direction du hall, mettent en évidence la première volée d’escalier et le portrait de Maria Sèthe peint par Théo Van Rysselberghe. Ces photos illustrent le piano à queue de Maria, installé à proximité de son portrait, et l’amorce de l’escalier dégagé qui relie le rez-de-chaussée à l’étage et à la cave. Dans la dynamique d’une maison, l’escalier forme souvent un goulet d’étranglement, inscrit dans un espace trop petit. Dans le plan du Bloemenwerf, le hall constitue une articulation stratégiquement importante sur le plan spatial et visuel et il est donc mis en évidence. Henry van de Velde y a installé le splendide portrait de Maria Sèthe, qui confère encore plus de qualité à cet endroit spatialement très présent. Le portrait et le départ de l’escalier avec son socle et sa balustre, le palier situé à une hauteur parfaite, le côté mystérieux du court escalier tournant vers la gauche, composent une scénographie complexe et éloquente qui n’aurait pas pu être obtenue avec un escalier montant de manière symétrique.

 

Comme le suggère l’analyse de la conception ci-après, dans une première ébauche, le Bloemenwerf comprenait un escalier symétrique. Une conception spatiale aussi riche requiert d’être particulièrement attentif lors de l’élaboration du plan et de l’intégration des baies de portes et de fenêtres. Cela laisse peu de place à l’arbitraire. Racontant comment il s’était lancé dans cette aventure presque sans expérience, Henry van de Velde dit dans ses Mémoires « Portes et fenêtres, dont l’emplacement allait de soi, ... ». On pourrait en déduire que c’était facile, mais à partir du moment où l’on constate que le plan est une mise en scène complexe, on comprend qu’il n’avait que peu ou pas d’alternatives. Il poursuit par ces mots « ..., délivrant la masse et l’ensemble du volume de la construction de tous poids et de l’inertie de ses matériaux ». Malgré son inexpérience, van de Velde avait déjà compris le sens de l’architecture: créer, articuler et moduler l’espace. La construction et la matérialisation de son volume permettent d’atteindre ces objectifs. C’est ce qui ressort par ailleurs de la manière dont il s’exprime sur la couleur et le papier peint (voir plus loin).

Si l’on veut mettre en lumière le hall en tant qu’espace architectural, il faut se pencher sur sa perception : comment perçoit-on le hall lorsque l’on y pénètre ? Que voit-on lorsqu’on s’y trouve ? Comment comprend-on le Bloemenwerf à partir de cet espace ? Où veut-on et peut-on aller ? Il faut aussi s’interroger sur ce qui est visible depuis la galerie, la cuisine, le salon ou l’atelier. Pour l’architecte, l’espace présente des variables quantitatives et qualitatives en termes de géométrie et de topologie. La nature géométrique du bâtiment est évidente. Le Bloemenwerf a été dessiné et construit, et fait aujourd’hui l’objet de relevés reproduits en plans. La géométrie sert à le matérialiser. La topologie, pour sa part, anime l’espace, détermine comment il est relié à son environnement et analyse l’interaction et donc la complexité, la cohérence et la connectivité entre ces espaces.

 

Les environnements construits avec une topologie complexe, bien développée, présentent généralement une géométrie brisée, irrégulière. Pour permettre des perspectives, il faut des transformations de la géométrie simple. On pourrait se rallier à l’avis de Ploegaerts et Puttemans et qualifier van de Velde de débutant à cause de la manière spontanée et franche avec laquelle il maintient la tension entre la topologie et la géo- métrie bien visible. Parce que dans le Bloemenwerf, il essaie de montrer les espaces dans leur forme la plus claire, la plus crue, la plus rationnelle ; je préfère considérer la visibilité de cette tension comme cohérente et comme un point positif. Les fragments de géométrie sont ce qu’ils sont.

 

Examinons les faits, les mesures et les chiffres en suivant le processus de transformation menant au concept final. Par concept final, j’entends le dessin du permis de bâtir, le seul projet de plan connu du Bloemenwerf. Après le dessin de ce plan, certaines adaptations simples ont certes encore été apportées pour permettre des améliorations techniques et physiques. On soulignera au passage qu’il s’agissait de choix novateurs qui n’avaient pas encore trouvé jusque-là leur application dans l’architecture et la construction. Ils émanaient de l’obstination d’Henry van de Velde et de Maria Sèthe à construire une habitation sûre, saine, bien équipée et agréable, indépendamment de toute convention. Nous ne nous attarderons pas ici sur ces modifications au permis de bâtir, parce qu’elles n’entrent pas dans le cadre du processus de conception initial. Nous distinguons deux phases dans ce processus : la phase quantitative (géométrie) et la phase qualitative (topologie).

 

TOPOLOGIE

En 1895, Henri Poincaré publie un article qui fait autorité en la matière, Analysis Situs, où il développe la topologie comme un caractère essentiel du traitement des problèmes de spatialité. Discipline des mathématiques, la topologie est une forme non euclidienne de la géométrie qui étudie les propriétés invariantes dans la déformation géométrique des objets. Elle est parfois appelée la géométrie du caoutchouc. Elle décrit l’espace non pas par des mesures (« exten- sion » cf. Descartes), mais par des relations ou des propriétés invariables, par exemple lorsqu’une sphère devient un œuf, un carré devient un losange, ou un trapèze ou un rectangle, etc. L’outil de base pour représenter un espace topologique est le graphe. Un graphe d’espaces montre les liaisons entre ces espaces et indique combien d’espaces il faut utiliser pour atteindre un autre espace du système. Le nombre d’étapes intermédiaires nécessaire est nommé « profondeur » en topologie, la mesure de la distance topologique est toujours exprimée par un nombre entier. La profondeur moyenne entre tous les espaces d’un système est une des principales caractéristiques qui en déterminent la qualité. Plus la profondeur moyenne est faible, plus le système spatial est compact. La compacité est fortement liée à la cohérence spatiale. On définit d’ailleurs une entité topologico-spatiale au moyen de la connectivité et de la compacité. Le terme « topologie » a été introduit en 1847 par Johann Benedict Listing, l’homme qui a pu décrire de manière simple l’anneau de Moebius et qui a lancé la notion d’isovist – un champ de vision à partir d’un point donné. En architecture et en planification spa- tiale, où le temps et le mouvement jouent un rôle crucial, l’isovist est également lié à l’accessibilité ou la perméabilité ; le fait que ce qui est visuellement accessible le soit aussi physiquement. Faisons l’exercice d’appliquer cette double définition au plan du Bloemenwerf.

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LE PEINTRE ET L’ARCHITECTE; LE TOPOLOGISTE ET LE BÂTISSEUR

Henry van de Velde parvient dans ses créations à très bien articuler l’espace et à établir des relations entre la réalité et la perception que l’on en a. Sur plan, ses projets paraissent un peu décalés, mais dans la réalité, ils offrent une expérience très agréable. « On s’y sent d’emblée chez soi ». Plutôt que de prétendre que van de Velde connaissait l’Analysis Situs, j’interroge l’artiste peintre van de Velde, pour qui l’attention au changement et à la connectivité est une donnée naturelle. Avec ce qu’il donne à voir, le peintre essaie de raconter quelque chose sur ce qui n’est pas montré. Il le fait à l’aide d’allusions ou de connectivité. La qualité de l’articulation et la lisibilité des connexions caractérisent également son architecture : il rend compréhensible l’environnement spatial et évoque le non visible au travers du visible, crée des liens et les met en image. Le mouvement devient alors une expérience de perspectives qui s’ouvrent ou se ferment ou , autrement dit, d’isovists.

 

LE PROCESSUS DE CONCEPTION

 

L’analyse du processus de conception montre que van de Velde passe d’abord par des étapes géométriques, puis apporte les transformations nécessaires en se mettant en quête des meilleures relations, de la meilleure cohérence. Cette analyse est réalisée sur le plan, où l’on trouve les principaux aspects pratiques et architecturaux.

 

Étape de conception 1

Le processus de conception commence par deux carrés qui forment l’enveloppe extérieure, comme indiqué en bleu sur l’illustration 2a. C’est la forme d’ébauche initiale de la partie de l’habitation pourvue de caves et d’un étage. (fig. 2a)

 

Étape de conception 2

Ce rectangle de base est découpé de manière symétrique pour y loger des fonctions d’habitation, comme indiqué sur l’illustration 2a. Le hall central y est déjà présent, avec ses dimensions primaires définitives. À l'arrière, van de Velde y ajoute un module pour l’atelier, identique au hall. Entre les espaces, il y a des relations directes, indiquées sur l’illustration par de petits traits orange. Le schéma fonctionnel est un organigramme, dans lequel les fonctions sont organisées de manière concrète. Mais ce schéma présente quelques problèmes à ce stade. La salle à manger est trop petite et il manque quelques liaisons. Les relations problématiques sont indiquées en rouge sur l’illustration 2a. L’implantation du WC, par exemple, est située de manière trop peu discrète. À droite du schéma de base, le plan a été converti en graphe (graphe A), ce schéma illustre les relations et les fonctions qui signifient « est situé à côté de » et « est relié à ». On y voit que le hall est central et exclusif, que presque toutes les liaisons convergent obligatoirement vers lui.

 

Étape de conception 3

Dans l’étape suivante (fig. 2b), les problèmes sont abordés comme indiqué sur l’illustration 2a. Des glissements et des déformations ont lieu, qui rendent possibles les liaisons manquantes. L’atelier est, lui aussi, allongé conformément au glissement du module de cuisine et de la taille du sas Sd. Les sas gauche (Sg) et droit (Sd) résolvent les pro- blèmes de connectivité. Il faut préciser ici que la liaison directe entre le Sd et l’atelier était certes dessinée sur la demande d’origine, mais qu’elle n’a pas été exécutée. À côté de ce schéma figurent deux graphes qui montrent clairement la différence entre un organigramme et l’architecture. Les liaisons directes entre les locaux adjacents sont indiquées sur le graphe supérieur (graphe B). C’est une problématique d’organigramme. Nous voyons que les deux petits sas font naître des sous-systèmes avec une compacité et une cohérence propres, avec chacun leurs besoins spécifiques. Les liaisons de couleur lilas ajoutées dans le graphe inférieur (graphe C) signifient qu’il y a un contact visuel direct. Ce graphe parle de l’expérience spatiale. Que vois-je, où puis-je me rendre ? Un locus a également été ajouté, à savoir la naissance de l’escalier, où est suspendu le portrait de Maria Sèthe, où démarre le petit escalier à gauche, où se trouve le départ d’escalier avec son socle.

Le graphe C montre qu’en choisissant correctement l’emplacement des baies, des portes et des fenêtres, des obstacles peuvent être éliminés ou, pour reprendre les propos d’Henry van de Velde: en « délivrant la masse et l’ensemble du volume de la construction de tous poids et de l’inertie de ses matériaux ». Cela donne naissance à un système spatial dans lequel le nombre de relations directes est doublé, grâce aux liaisons de couleur lilas qui, dans la réalité, sont des axes de vue directs. Les relations visuelles sont très restrictives pour la configuration du plan; aucune information sensorielle n’est aussi sujette au mouvement et au positionnement que l’information visuelle. Par la précision et la longueur des angles de vision, l’expérience visuelle devient plus axiale, plus orientée et plus impli- quée. La liaison devient plus attractive et rend l’espace plus compact. L’illustration 3 montre quelques photos de ces perspectives fines et profondes, avec la lumière comme attraction en bout de course (fig. 3). Sur le plan topologique, les distances se raccourcissent (liaison directe); sur le plan métrique, pourtant, elles sont longues. Cette transparence et cette compacité dans les relations apportent indubitablement du sens à ce que dit Henry van de Velde dans ses Mémoires au sujet de la conception du Bloemenwerf. La masse recule au profit de l’espace; la construction n’entrave ni les relations ni les perspectives. Les connexions qui apparaissent ici sont mutuelles; en topologie, on appelle cela de la symétrie. Il s’agit en l’occurrence de servir et d’être servi, de donner et de recevoir. La qualité de la liaison d’un espace et sa situation dans le système déterminent son caractère structurant ou central pour les activités dans leur ensemble. En topologie, on parle d’intégration spatiale. Il est étonnant qu’Henry van de Velde décrive si précisément cette réciprocité – et l’effet de l’intégration spatiale: « Bref, tous les espaces formaient une unité qui les intégrait à son tour ».

 

Étape de conception 4

Cette dernière étape de conception montre comment est née la forme définitive du Bloemenwerf (fig. 2c). Les biseautages que l’on y distingue contribuent à une compacité géométrique. Cela caractérise d’ailleurs aussi les créations d’Henry van de Velde : la boucle est bouclée, retour à la géométrie, à la masse et à la matérialité. Après la continuité de l’espace (étape 3), la continuité de la masse est, elle aussi, optimisée. Au final, espace et masse se complètent de manière fluide. On peut également appliquer les étapes 1 à 4 à l’étage, avec le même succès. Cette compacité est même clairement présente dans les caves (fig. 3).

photo 3

LE PORTRAIT DE MARIA SÈTHE ET LE BLOEMENWERF

Théo Van Rysselberghe peint le portrait de Maria Sèthe en 1891, cinq ans avant l’installation des van de Velde au Bloemenwerf, avant que Maria et Henry ne se rencontrent, donc avant même qu’il y ait une intention ou une nécessité de construire le Bloemenwerf. Maria (1867-1943) était alors âgée de 24 ans. Il existe une photo sur laquelle Maria est installée à l’harmonium, dans sa maison parentale, dans la même position que sur la peinture (sauf la main droite). La lumière vient de gauche, mais ce que l’on voit autour d’elle est différent. Ce portrait a reçu une place particulière dans le Bloemenwerf. Nous pensons qu'il a joué un rôle essentiel dans la création du Bloemenwerf.

 

Le portrait est un élément essentiel de l’harmonie spatiale et picturale. Il apparaît régulièrement sur les photos du Bloemenwerf de Charles Lefébure des années 1898- 1900. La position dans l'espace des monuments et des oeuvres d'art est toujours décisive pour qu'ils puissent pleinement s'exprimer; la position soude le lien indispensable entre le fait d'être remarquable et d'être remarqué. Ils prennent, ou on leur donne, une place particulière d’où ils peuvent rayonner. Une partie de la monumentalité émane de l’objet lui-même, mais sans un positionnement particulier – une mise en scène –, l’attention pour l’œuvre et son impact faiblissent. L’emplacement choisi pour le portrait dans le Bloemenwerf est loin d’être le meilleur pour une peinture en termes de sécurité : placé bas, à côté de l’escalier, d’un côté dépourvu de main courante ou de protection, à un endroit éclairé par le soleil de midi au travers de la verrière zénithale. Le portrait est accroché à un point de jonction entre plusieurs mouvements et il est largement visible. Le fait que l’œuvre soit suspendue à faible hauteur fait qu’elle peut non seulement être vue de loin, mais qu’elle peut également être vue de manière optimale de près. (fig. 4)

 

Pour montrer combien ce fait est exceptionnel et avec quelle précision il a été pensé, nous recourrons à une analyse d’isovist : pour le rez-de-chaussée (fig. 5a) et pour l’étage (fig. 5b). Pour l’étage, il a été tenu compte des armoires vitrées formant un obstacle visuel. L’analyse d’isovist est utilisée plus particulièrement pour rendre visibles les propriétés de l’espace architectural liées à la visibilité et au comportement. Le champ vert est l’espace perméable d’où le portrait est visible. Selon le principe de réciprocité, ce champ est aussi l’espace visible pour quelqu’un qui se tient au pied de l’escalier. On peut analyser la dynamique spatiale à l’aide d’une série de paramètres typiques des isovists. Trois de ces principaux paramètres ne nécessitent guère d’explication :

  • la superficie S. Le champ vert a une surface de 98 m2 pour le rez- de-chaussée et l’étage réunis ;
  • le centre de gravité G de l’isovist. L’attraction du centre est un des effets dynamiques importants de l’espace
  • la distance (a) depuis la position (ici le portrait ou la naissance de l’escalier) jusqu’au centre de gravité G. Cette distance est proportionnelle à la force de l’effet dynamique. Dans l’isovist illustré (5a) la distance (a) mesure 6,10 m. C’est beaucoup pour l’intérieur d’une maison.

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Il y a également la concavité (Ccv), spikyness en anglais. Il s’agit du rapport entre la surface et le périmètre, qui montre si l'on consomme beaucoup d'espace pour pénétrer profondément dans l’espace environnant et réaliser des liaisons directes. La valeur de concavité de l’isovist du rez-de-chaussée de 2,65 est élevée. Un isovist très spiky produit une plus grande focalisation de l’attention. Les tentacules de l’espace sont plus axiaux. La direction du regard et du mouvement est maintenue plus longtemps.

 

Une analyse complète nécessite d’interroger la réciprocité, surtout si la position où l’on se trouve est également un point de jonction de mouvements nécessaires (la liaison avec l’étage). Le test de réciprocité apporte alors une réponse à la question de savoir si le système spatial fait en sorte que ce qui est nécessaire est également attractif. Ou, autrement dit : envie et nécessité sont-elles compatibles ? L’analyse réciproque interroge la force d’attraction de la position du portrait lorsqu’on le regarde depuis des positions qui se trouvent dans l’isovist. L’illustration suivante le montre pour un seul point, à savoir lorsque l’on pénètre dans l’espace par la porte de la cuisine (fig. 5c). Je choisis ce point parce que cet accès est important d’un point de vue organisationnel et parce que ce point est situé très profondément dans un spike. Dans pareil cas, la réciprocité est souvent fortement affaiblie ou inexistante, car il est très probable que la position y soit confrontée avec une connectivité totalement différente. Dans ce cas, la réciprocité n’est pas un hasard ; elle doit être créée. L’analyse montre que la réciprocité existe, que la direction est correcte et que la force est grande. C’est le cas également pour les autres spikes de l’isovist à partir de la naissance de l’escalier.

 

Pour l’exprimer autrement, on peut affirmer que le portrait attire l’attention en raison de sa splendeur, et donne envie de se diriger vers lui en raison de l’endroit où il se trouve dans le système spatial.

 

SUR LE PLAN PICTURAL

« Délivrer la masse et l’ensemble du volume de la construction de tous poids et de l’inertie de ses matériaux ». Lorsque la construction a reçu la meilleure forme et le meilleur emplacement possible afin de ne pas gêner, reste à déterminer comment la mettre le mieux en valeur. Quelle couleur doit-elle avoir pour, d’une certaine manière, ne plus être une couleur, mais une pure atmosphère ? Comment conférer les atmosphères adéquates à chaque espace et à chaque fonction, sans anéantir les continuités qui ont été mises en place avec tant de précision et qui font si généreusement leur œuvre ?

 

Henry van de Velde dit lui-même dans ses Mémoires ce qui suit sur le papier peint du Bloemenwerf : « ...Le décor était clair, les papiers peints, les nattes et les rideaux se confondaient en une harmonie de couleurs claires dont les tons miti- gés et purs illuminaient cet intérieur même durant les jours maussades de pluie. »... « ...la fonction même du papier peint, dissimuler la nudité froide du mur, son hostilité et sa menace de nous écraser... ». Cela signifie que van de Velde trouvait que le choix de la couleur et des matériaux, le pictural en somme, doit servir le sculptural.

 

C’est aussi l’impression qu’a finalement livrée la stratigraphie complète du Bloemenwerf. Les couleurs et les matériaux servent la continuité spatiale en la modulant d’une pièce à l’autre. Autrement dit : certaines couleurs sont des constantes, d’autres, des variantes. Par exemple, la couleur rose de la partie basse du hall est la même que celle des façades, des parties monumentales des caves, de la partie basse du vestibule. C’est le ton de base. La frontière entre l’intérieur et l’extérieur et entre les différents espaces s’estompe, tant du fait de la continuité spatiale que picturale. C’est totalement en phase avec la modernité. (fig. 6)

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LES ÉTUDES CONCERNANT LE HALL

Par rapport aux tentatives de recueillir des informations au sujet de l’espace du hall, on peut affirmer sans crainte que le Bloemenwerf n’a pas été généreux. L’étude restreinte de l’IRPA (2013, voir plus loin) a été peu concluante pour ce qui est des couleurs des murs, du papier peint de la galerie, des frises, des moulures. À cette époque, la maison était encore occupée et une étude approfondie n’a été ni matériellement ni financièrement possible. L’étude stratigraphique de décembre 2016, réalisée par le bureau d’études Fenikx sprl à la demande des nouveaux proprié- taires, a apporté une foule d’informations déterminantes au sujet des couleurs du Bloemenwerf. Comme la maison n’était plus occupée à ce moment-là, il a été possible de réaliser une étude très fouillée avec 119 sondages et prélèvements. Elle a permis de déterminer clairement les finitions d’origine de la menuiserie intérieure du hall. Pour les murs et les plafonds, ainsi que pour les cimaises, c’était encore le flou total. Les travaux de démantèlement techniques, réalisés par Arsis sprl à partir de novembre 2016, ont permis de rechercher localement des restes des matériaux et des couleurs d’origine. On a aussi pu confir- mer que le linoléum et le papier peint « dynamo-graphique » de la galerie étaient d’origine. Suivant les témoignages, on pouvait croire que le papier peint et le lino avaient tota- lement disparu à la suite des travaux réalisés dans le passé. Bien qu’un lino ancien avec un mode de pose d’époque (cloué) était encore présent sur la galerie et dans une partie d’une chambre, cela n’était pas une preuve irréfutable qu’il s’agissait du lino d’origine.

 

La clef de compréhension se trouvait dans les vitrines et la bibliothèque de la galerie. Il existe des photos historiques avec et sans vitrines, mais dans les deux cas, elles montraient le papier peint dans la galerie. Comme van de Velde mentionne les vitrines dans sa description de la deuxième visite de Meier-Graefe en 1897, on peut en conclure qu’elles y ont été placées un an  après leur emménagement en 1896. Une étude du meuble des vitrines et des bibliothèques a montré qu’elles n’avaient jamais été démontées et, dès lors, ce qui se trouvait derrière et en dessous des armoires devait être d’origine. Comme le lino cloué encore présent s’étendait jusque sous les armoires, ce devait sans nul doute être l’original. Plutôt que de démonter les armoires – une opération impossible sans dégradation –, il a été décidé de réaliser, avec l’accord de la Région, un forage en cloche dans un dos invisible de l’armoire, et l’on a pu confirmer qu’il y avait du papier peint derrière le meuble, avec le dessin tel qu’il apparaît sur les photos historiques, mais avec une combinaison de couleurs totalement inattendue et jusque-là inconnue (fig. 7a). Comme le papier n’avait été exposé que pendant un an à la lumière, il a été possible de conclure que même pour les couleurs non résistantes à la lumière, les couleurs devaient être fiables. Les couleurs du papier peint derrière les bibliothèques étaient très différentes de ce qui avait été publié dans L’art décoratif de 1898 (fig. 7b).

 

La découverte du papier permet de mieux comprendre les écrits de van de Velde en ce qui concerne les couleurs et la continuité. On connaît de nombreux papiers peints de van de Velde, mais peu « en contexte ». Dans le cas qui nous intéresse, nous trouvons un papier peint avec une palette de couleurs qui n’est pas isolée, mais qui interagit avec les autres couleurs de l’espace, non comme couleur de mélange, mais sous la forme d’une combinaison des tons présents, réunis dans une granulométrie du motif qui était déjà bien connue. Grâce à cet exemple, nous savons que les photos en noir et blanc historiques sont très trompeuses. Les contrastes que l’on y distingue n’existent pas, en fait. Tout est beaucoup plus doux. Les couleurs diffèrent, certes, mais les nuances (saturation et niveaux de gris) concordent.

 

LES MURS ET LES CIMAISES

Lorsqu’il est apparu à l’automne 2017 qu’il n’était pas possible de présenter une situation de référence avec les informations disponibles sur les couleurs, Arsis a recommencé une étude archéologique exhaustive des finitions à partir de novembre 2017 (jusqu’en avril 2018). Pour chaque espace du Bloemenwerf, on a tenté de retrouver systématiquement les couleurs des plafonds, des sols, des plinthes, des châssis de fenêtres et des autres menuiseries intérieures. Le but était de reconstituer la situation la plus originale possible pour tous les espaces : s’il y avait ou non du papier peint sur les murs (avec ou sans motifs), s’il existait des cimaises qui articulaient les transitions de couleurs. Ces fines moulures qui définissent un horizon à hauteur des portes sont très fréquentes au Japon et étaient éga- lement présentes dans le hall et le vestibule. Cette étude exhaustive a nécessité 153 sondages supplémentaires, et a également concerné le hall. Finalement, à l’issue des recherches et des extrapolations, 372 points déterminent l’univers chromatique du Bloemenwerf.

 

En procédant aux conversions et aux projections nécessaires sur la base des photos du hall, il a été possible de retrouver les traces des cimaises d’origine. Cela a permis de déterminer avec précision leur localisation et largeur. Les anciennes indications au crayon étaient encore présentes sur l'enduit, de même que les trous des clous (fig. 8). Cela a également fait apparaître la couleur appliquée sur les cimaises dans la plupart des pièces. Pour le hall central, elle était assortie au pin verni des portes et des vitrines. Ce vernis semblait être d’un ocre clair lasurant. Des traces de peinture à la chaux ont pu être retrouvées dans les coins et contre les cimaises. Il est impossible de savoir avec précision à ce stade si cette peinture à la chaux avait été appliquée sur du papier, mais les couleurs étaient en tout cas bien présentes.

 

Le résultat des constatations est représenté dans les coupes (fig. 9a et 9b). Un tel dessin technique explique l’impression qu’a dû faire le Bloemenwerf et son impact sur la nomination de van de Velde en Allemagne, sur l’architecture et le design, et par la suite sur le Bauhaus. Il donne également une idée de ce que donnera le Bloemenwerf après la restauration des couleurs et des matériaux d’origine.

 

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LE PORTRAIT DE MARIA SÈTHE, ACTE II !

Suite à la découverte des couleurs et des matériaux d’origine du hall, il est apparu rapidement que ces informations ne pouvaient être dissociées du portrait de Maria Sèthe.

 

Un test effectué avec une impression 2D de moyenne qualité a été à ce point convaincant qu’une impression 2D plus conforme sur le plan chromatique a pu être réalisée avec l’accord du Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers, propriétaire du tableau, afin d’en tester l’effet. Le test s’est déroulé à l’aide d’une maquette de dimensions suffisantes des cou- leurs et de l’encadrement d’origine autour du portrait, et l’on a constaté à l’évidence que l’association des couleurs du hall est une continuation de la peinture et que cela avait plus que probablement été intentionnel. Avec les couleurs d’origine, le portrait résonne dans la totalité de l’espace du hall. La résonnance des couleurs est saisissante (fig. 10). Contrairement à la plupart des autres murs, ceux du hall central ne sont pas recouverts de papier peint et de motifs. Pourtant, les surfaces de couleur unie du hall n’apparaissent plus nues en présence du portrait grâce à l’harmonie ainsi créée. Le joyau maintient parfaitement en équilibre la sévère sobriété du décor grâce notamment à son positionnement spatial stratégique, comme expliqué plus haut.

 

La continuité est une question de répétition, de cadence et de rythme, de changement, de suggestion, de relation. Ce jeu est également pratiqué avec le portrait et le contexte. Van de Velde utilise les couleurs claires et douces de la peinture pour les murs, le papier peint et les boiseries : la couleur de la peau pour la partie supérieure du hall, celle de la robe pour ses parties basses, le bois de l’harmonium se retrouve dans la finition des boiseries du hall, la lumière dans les cheveux de Maria se retrouve dans le cadre doré, le papier peint au fond, derrière l’harmonium est repris sur les surfaces plus reculées (la galerie et la petite cage d’escalier) qui forment une seconde enveloppe autour du hall.

 

Les suggestions et l’éclairage créent l’impression que le portrait est une fenêtre dans le mur. Cet effet parachève la situation architecturale spatiale; il fait en sorte que l’isovist, tel qu’il est représenté plus haut, reçoive encore un spike complémentaire, une profondeur, depuis les principales perspectives du Bloemenwerf : la salle à manger et l’entrée par la cuisine. Sans le portrait, il manquerait dans le Bloemenwerf une agréable profondeur.